Pourquoi les habitants de la Crimée ont-ils dit oui à l’intégration à la Russie ? - Inna DOULKINA
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Pourquoi les habitants de la Crimée ont-ils dit oui à l’intégration à la Russie ? - Inna DOULKINA
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L ’histoire a montré par la suite qui représentait la véritable menace pour la civilisation européenne et qui a su en assurer la survie – mais l’Europe n’a jamais voulu tirer de cette leçon les enseignements nécessaires. Aujourd’hui, malheureusement, la situation se reproduit. Dans la crise ukrainienne, l’Europe considère la Russie comme un fauteur de troubles et voit en elle une menace à la paix. En réfléchissant aux meilleurs moyens de la punir, les élites et les médias occidentaux présentent le chef de l’État russe sous les traits d’un dictateur sanglant ne rêvant que d’opprimer le peuple ukrainien. Mais si les Européens pouvaient ne serait-ce qu’une seconde renoncer à cet exercice de diabolisation de la Russie et de son président, ils verraient une image toute autre.
Il leur suffirait pour cela de se poser une question simple : pourquoi des milliers d’habitants de la Crimée ont dit oui à l’intégration à la Russie, malgré l’image désastreuse que ce pays a à l’étranger ? Et pourquoi des milliers d’habitants du Sud-Est de l’Ukraine descendent en ce moment même régulièrement dans la rue avec des pancartes proclamant « Russie, aide-nous ! » ?
Bien sûr, certains médias diront que les habitants de la Crimée ont voté pour le rattachement « sous la menace des mitraillettes » et que les manifestants de Kharkov et de Donetsk « ont tous des passeports russes et ont été spécialement envoyés en Ukraine pour semer le désordre ».
Inutile, dans la guerre d’information qui se déroule actuellement, de tenter de convaincre ceux qui refusent l’évidence. On ne peut que conseiller à ceux qui doutent de la sincérité des Criméens et des habitants du Sud-Est d’aller sur place et de leur poser la question. Admettez au moins que si un référendum se déroule effectivement « sous la menace des mitraillettes », ceux qui ont voté ne vont pas aller, le soir de l’annonce des résultats, danser sur la place centrale de leurs villes – comme ça a été le cas à Simferopol et à Sébastopol.
Pourquoi la Russie, alors ? Pourquoi vouloir intégrer un pays à la réputation de dictature où il ne fait pas bon vivre ?
À cette question, il existe plusieurs réponses, qui toutes se complètent. Tout d’abord, les habitants de la Crimée ont dit oui à la Russie pour des raisons identitaires : Sébastopol ne doit pas au hasard ses surnoms de « cité de la gloire russe » ou de « ville des marins russes ». Ses habitants se souviennent précisément des exploits des défenseurs de Sébastopol lors du premier siège, en 1854, pendant la guerre de Crimée, puis lors du deuxième – en 1941, au moment de la Seconde Guerre mondiale. Lors de ces deux épisodes, les Russes ont opposé une résistance farouche à un ennemi bien plus fort qu’eux et, à chaque fois, ils se sont battus à mort, jusqu’à la dernière cartouche. Ils ont essuyé deux défaites mais ont remporté deux victoires morales, qui ont profondément marqué leur mémoire collective et historique. Et rien d’étonnant à ce que les habitants de la Sébastopol d’aujourd’hui considèrent de leur devoir de sauvegarder cette mémoire et de la transmettre aux générations futures.
En 23 ans d’existence au sein de l’État ukrainien, les habitants de Sébastopol n’ont jamais perdu le lien avec la Russie. Ç’aurait été difficile, en effet, en vivant dans une ville chantée par Léon Tolstoï (dans les fameux Récits de Sébastopol), en se promenant dans des rues portant les noms des grands amiraux russes ou en allant se recueillir dans une cathédrale qui abrite la tombe de Mikhaïl Lazarev, l’explorateur russe qui découvrit l’Antarctique. Pour les habitants d’une ville aussi ancrée dans l’histoire et la culture russes, l’intégration de Sébastopol au sein de la Fédération ne pouvait pas être comprise autrement que comme la correction d’une erreur historique et comme un retour à la maison, longtemps attendu.
Mais outre ces raisons morales, il en existe d’autres, plus pragmatiques, qu’il convient aussi d’analyser afin de comprendre le phénomène Crimée. Rappelons-nous que les Criméens, aussi lassés que les autres Ukrainiens de la corruption et du népotisme des élites, soutenaient dans leur majorité les revendications de Maïdan. Ce qu’ils n’ont pu admettre, en revanche, ce sont les méthodes adoptées par certains activistes pour résoudre des problèmes incontestables.
Soutenir une manifestation pacifique est une chose. Admettre la prise d’assaut de bâtiments administratifs, le combat au cocktail Molotov contre les forces spéciales et les assassinats de policiers en est une autre. Les discours nationalistes et russophobes prononcés par les représentants du Secteur droit sur la scène de Maïdan n’ont pas non plus aidé le mouvement à s’attirer la sympathie des habitants russophones de la Crimée.
Parce que la révolution, c’est passionnant dans les livres d’histoire ou à la télévision. Mais les sensations sont tout autres quand on en vit de près l’incendie : pour ne pas se brûler, on n’a souvent qu’une envie – s’éloigner le plus possible. Les Européens ne conservent souvent de leurs révolutions qu’une image romantique, ayant depuis longtemps oublié toutes les horreurs qu’elles portaient. Ils idéalisent généralement les révoltes populaires, refusant d’en voir l’aspect destructeur. Dans leur esprit, ceux qui descendent dans la rue et exigent la démission du gouvernement ont nécessairement raison, et il ne reste au pouvoir qu’à se plier à leur volonté.
Les Européens vivent souvent dans l’illusion que toute révolte et toute destitution du pouvoir sont nécessairement positives. Ils estiment également qu’on peut renverser impunément des chefs d’État, et que le dirigeant nouveau sera forcément meilleur que le précédent. Cette naïveté serait pardonnable si l’on n’assistait pas déjà aux conséquences des récentes révolutions arabes : au lieu de propulser les pays concernés à une nouvelle étape de leur développement, elles les ont plongés dans le chaos et les ont condamnés à des luttes claniques sans merci et sans fin.
La Libye, pour ne citer qu’elle, en est un exemple probant. On l’oublie trop, mais un État est un mécanisme éminemment plus subtil que celui d’une montre suisse, et on ne peut pas le briser un jour en espérant qu’il se remettra à fonctionner parfaitement dès le lendemain.
Ce constat que les Européens semblent avoir oublié, les Russes s’en souviennent : il ne s’est pas écoulé un siècle depuis leur Révolution et, si elle a apporté sa dose de progrès, on se demande toujours si le prix à payer était raisonnable. Aujourd’hui encore, la Russie se demande si les réussites économiques et sociales de l’URSS valaient réellement la guerre civile, les millions de sacrifices humains, l’exil forcé pour un grand nombre d’habitants de l’Empire, les répressions sans nombre et sans nom pour ceux qui sont restés. Aujourd’hui, à l’heure où l’on sait le prix des révolutions, il est pour le moins irresponsable de les saluer à bras ouverts, comme le font l’Europe et les États-Unis, sans même se poser la question de leurs conséquences.
Et les conséquences, elles s’étalent déjà dans toute leur splendeur. Les activistes du Secteur droit ukrainien ont pillé le garage de Ianoukovitch et paradent désormais dans ses voitures, sans nulle intention de se cacher. « Nous sommes en pleine révolution, les gars – et vous voudriez qu’on s’achète nos bagnoles ? », disent ces « activistes ».
Le 18 mars, deux députés de la Rada ukrainienne ont fait irruption dans le bureau du président d’une chaîne de télévision nationale et l’ont tabassé devant les caméras. Pour quelle faute ? Le malheureux avait osé diffuser en direct l’intervention de Vladimir Poutine ! Le 31 mars, des membres du Secteur droit et de l’Autodéfense ukrainienne, deux groupes armés issus de la place Maïdan, se sont tirés dessus en plein centre de Kiev.
Tous ces incidents ont lieu parce que pour l’heure, les forces de l’ordre ukrainiennes, démoralisées, n’osent pas toujours s’opposer aux désordres. Profitant de cette anarchie ambiante, les individus aux tendances criminelles donnent libre cours à leurs aspirations : ils dévalisent les passants, rackettent les petits entrepreneurs. Pour se défendre contre ces dérives, les habitants de Kiev patrouillent eux-mêmes leurs quartiers. Parallèlement, certains politiciens et hommes d’affaires créent leurs milices privées.
Vu de loin, cet épisode de l’histoire de l’Ukraine peut paraître excitant ; mais parmi ceux – nombreux – qui saluent la révolution ukrainienne depuis l’étranger, ils sont peu à vouloir venir la côtoyer de plus près. Même les plus virulents critiques de la « Russie de Poutine » ne semblent pas désirer s’installer en masse dans cette Ukraine « qui file vers la démocratie ». Allez savoir pourquoi, tous préfèrent – et c’est aussi vrai pour les Russes que pour les Occidentaux – vivre dans un pays où les pompiers, les ambulanciers, les chauffeurs de bus, les juges et les policiers font leur travail, c’est à dire un territoire où l’État existe et remplit ses fonctions.
Ainsi, on comprend mieux le choix des habitants de la Crimée, qui ont préféré au chaos, à l’instabilité et à l’avenir incertain une vie dans un État qui, malgré tous ses défauts, assure à ses citoyens la possibilité de s’instruire et de travailler, lutte contre la criminalité, développe son économie et soutient sa culture. Les Criméens n’auraient probablement pas fait ce choix, d’ailleurs, si l’Ukraine leur avait permis par le passé de conserver leur identité russe, de développer leur langue et leur culture. Ça n’a jamais été le cas. On dira ce qu’on voudra de la Russie et de son président, mais depuis 14 ans que Vladimir Poutine est au pouvoir, le pays a fait un énorme pas en avant : il a su vaincre la misère, surmonter la déchéance causée par la mort de l’industrie soviétique dans les années 1990. La Russie a pansé ses blessures et se prépare bien, elle, à une nouvelle étape de son développement.
Que les alarmistes se rassurent – non, Poutine ne s’apprête pas à conquérir le monde ; et s’il est un pays qui menace actuellement la stabilité en Europe, ce n’est certainement pas la Russie. En intégrant la Crimée au sein de la Fédération russe, Vladimir Poutine n’a fait que corriger l’erreur de son prédécesseur qui, en 1991, n’avait pas insisté pour le retour de ces territoires, russes depuis 1783 (Contre qui les Français ont-ils fait la guerre en 1843 ? Contre l’Ukraine, peut-être ?). En rattachant la Crimée à la Russie, Vladimir Poutine a également protégé les populations russophones de la péninsule des attaques des nationalistes ukrainiens et, très probablement, prévenu une guerre civile.
Et non, la Russie ne veut pas non plus rebâtir l’URSS, et elle n’a pas l’intention d’aller faire la guerre en Ukraine. Ce qu’elle veut, en revanche, c’est avoir à ses frontières un État stable et souverain avec qui elle pourra entretenir des relations de bon voisinage.
Enfin, ce que la Russie ne veut pas, c’est être contrainte de vivre aux côtés d’une Ukraine qui se laisse diriger par des acteurs extérieurs, qui discrimine ses populations russophones, qui dresse l’ensemble de ses citoyens contre la Russie et qui s’apprête à devenir un avant-poste de l’OTAN. Une Ukraine qui se laisse manipuler par l’Occident et accepte de n’être qu’un pion sur l’échiquier géopolitique entre Moscou, Bruxelles et Washington. « Je ne peux pas imaginer les marins de l’OTAN s’installant à Sébastopol, a déclaré Vladimir Poutine lors de son discours historique du 18 mars. Ce sont des gars très bien, mais je préfère qu’ils se contentent de nous rendre visite. » « Si j’étais russe, moi non plus, je ne voudrais pas voir les Américains accoster sur les berges de la mer Noire », a récemment déclaré Peter Scholl-Latour, patriarche du journalisme allemand.
Finalement, comprendre la Russie est peut-être moins compliqué qu’il n’y paraît. Il suffit souvent de se mettre à sa place.
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