Guerre en Ukraine : on nous cache des choses - Inna DOULKINA
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Guerre en Ukraine : on nous cache des choses - Inna DOULKINA
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C’est une guerre que beaucoup voudraient ne pas mener. On dit qu’il y a, autant du côté des insurgés que parmi les soldats de la garde nationale, des gens qui « sabotent », si l’on peut dire, les opérations de leur commandement. Ils ne visent pas l’ennemi et, pire, transmettent des secrets au camp adverse. On raconte par exemple qu’à Slaviansk, des combattants de la garde nationale ont plus d’une fois indiqué aux insurgés à quel moment et par quel itinéraire ils pouvaient évacuer les civils. On dit encore que les échanges de tir ne commencent que quand il y a des deux côtés des « hommes de convictions », des partisans de la « Sainte Russie » ou de la « grande et libre Ukraine », prêts à tuer et à mourir. Mais que quand ceux-là vont dormir, les canons se taisent. Et ce, dans les deux camps.
C’est une guerre mystérieuse, une guerre qui fait se poser beaucoup de questions : Comment Strelkov a-t-il réussi à quitter Slaviansk encerclée ? Pourquoi l’armée ukrainienne les a-t-elle laissé partir, lui, ses troupes et ses blindés ? Comment se fait-il que les garde-frontières ukrainiens de Lougansk aient été obligés de se battre contre les insurgés, finissant par leur céder le contrôle de la frontière, alors que le renfort promis par Kiev n’est jamais arrivé ? Pourquoi les informations fournies par les services de sécurité ukrainiens se révèlent-elles souvent fausses ? Pourquoi de nombreux combattants s’en plaignent-ils ? Est-ce de la trahison ou un banal manque de professionnalisme ?
Quels accords secrets se cachent derrière cette campagne ?.. Enfin, ce n’est plus un mystère pour personne : l’armée ukrainienne est extrêmement mal équipée, il lui manque l’essentiel, et les civils ukrainiens organisent des collectes pour chausser leurs soldats.
On sait aussi que les mères et épouses des conscrits exigent leur retour immédiat à la maison ; elles bloquent les routes et les commissariats pour se faire entendre des puissants : On en a assez de cette guerre !, disent-elles. On veut nos hommes vivants ! Elles posent aussi des questions qui dérangent : pourquoi ce sont leurs fils et maris qui doivent aller se battre quand les enfants des dirigeants se planquent ?
En découvrant tous ces détails, il devient difficile de ne pas s’interroger : Kiev veut-elle vraiment la victoire de ses troupes ? Souhaite-t-elle réellement récupérer le Donbass ? Ou bien la guerre serait-elle pour le nouveau gouvernement ukrainien un moyen tout trouvé de se débarrasser de tous les « éléments perturbateurs », de tous les « hommes de convictions » qui ont agité la place Maïdan pendant des mois ?.. Personne n’en sait rien au juste, et l’honnêteté, dans cette histoire, serait au moins de le reconnaître.
Nous ne savons rien de précis sur qui se tient derrière cette guerre. Qui a semé les graines de la violence et en récolte aujourd’hui les fruits ? Qui tire les ficelles ? À qui présenter la facture – et les listes de tous les civils qui, dans ces combats absurdes, ont laissé leurs maisons, leurs proches, et jusqu’à leur vie ? Serait-ce Poutine ? Obama ? Ianoukovitch ? Akhmetov ? Kolomoïskiï ? Porochenko ? Une bande d’hommes en costumes-cravates qui regardent le monde depuis les vitres teintées de leurs limousines ? Serait-ce eux, les vrais joueurs – ou bien se sont-ils fait prendre eux-mêmes à leur propre jeu ?
C’est une guerre qui, à ses pires moments, ressemble à une émission de télé-réalité américaine – celles-là qui éveillent, chez le spectateur, les instincts les plus bas et les plus vils. C’est une guerre qui attire les détraqués de toute la planète, assassins en herbe et confirmés, criminels au dossier judiciaire bien garni : ainsi un insurgé se plaint-il, dans une interview à la revue ukrainienne Reporter, d’avoir accueilli un groupe de volontaires venus de Russie, qui « ont semé à leur étage des seringues tachées de sang ». « C’est quoi, cette peste ? », s’interroge-t-il. Côté ukrainien, on croise également un certain nombre d’étrangers « venus se battre pour le triomphe des idées racistes », comme l’a déclaré l’un d’entre eux, arrivé de Suède.
La guerre en Ukraine comme un safari ? Une chasse à l’homme bénie par les grands de ce monde ? Car ici, on ne tue pas pour rien – mais pour de grandes idées. Reste à en choisir une et à la porter, tel un étendard, en guise de justificatif des crimes les plus atroces.
Le conflit ukrainien, c’est aussi une guerre dans laquelle les intellectuels portent exactement la même responsabilité que les dirigeants qui l’ont déclenchée. Confortablement installés derrière leurs écrans d’ordinateur, ils ont travaillé des mois durant à attiser la haine, justifier le meurtre, vêtir le conflit d’habits romantiques, le rendre inévitable. Ces petits poètes, ces habitants des grandes villes, ces gosses de riches, ces étudiants de grandes écoles, ces fils à papas à la santé fragile qui ont acheté tous les certificats qu’il fallait pour éviter le service militaire, ces morveux qui ont vu la guerre au cinéma : ils ont rédigé des centaines de lignes qui ne servaient qu’un seul objectif – la déshumanisation de l’opposant. Mission accomplie. Dans les deux camps, nombreux sont ceux qui ne voient plus face à eux des semblables, mais des sous-hommes bons à anéantir.
C’est une guerre qui rappelle aussi combien il est facile de se quereller avec les gens les plus proches, les voisins, les frères. La destruction est séduisante, et nulle nation ne peut être certaine d’en être à jamais épargnée. Tout pays, avec un peu d’efforts, peut être réduit à son état primaire, repoussé dans son passé féodal, replongé dans l’interminable guerre des seigneurs de Bourgogne contre ceux de Picardie ou de ceux de Riazan contre ceux de Tver. Aujourd’hui, les hommes du Donbass se battent contre ceux de Dniepropetrovsk – deux provinces voisines, au même passé historique et à la mémoire commune. Leurs habitants parlent la même langue mais, visiblement, ne se comprennent plus. Les chefs locaux, Rinat Akhmetov dans le Donbass et Igor Kolomoïski à Dniepropetrovsk, ont dû œuvrer au mieux pour faire échouer toute tentative de dialogue. Ce qui ne les empêche nullement, tous deux, de se dandiner, cocktail à la main, lors de l’inauguration du président Petro Porochenko – à l’abri des balles.
Une guerre en Ukraine aurait été inimaginable il y a encore quelques mois : la frontière entre les deux États, bien présente sur la carte, n’existait pas réellement dans l’esprit des populations. Pour beaucoup de citoyens russes et ukrainiens, leurs deux pays continuaient de constituer un espace commun où l’on se comprend sans interprète, où l’on va voir la famille quand bon vous semble. Une réalité qui échappe malheureusement à bon nombre d’experts fraîchement émoulus des « relations russo-ukrainiennes » : l’Ukraine et la Russie, pour une bonne partie de leurs citoyens, restaient unies, et toute tentative de rompre les liens qui les unissent ferait inévitablement couler le sang. Car quand on coupe un membre vivant, il saigne – et abondamment.
C’est une guerre qui fait mal et qui fait pleurer, même les hommes. « Nous vivons tout près d’ici, à cinq kilomètres, près de Krasnodon, dit ce vieil homme, un réfugié, qui s’apprête à passer en Russie. Nous voyons tous les jours tant de gens qui partent, des femmes, des enfants. Ils partent en bus, à pied. Ici, la voix de l’homme se met à vibrer, mais il poursuit : Je ne comprends pas ! Nous vivons au 21è siècle, nous sommes des êtres civilisés. Alors pourquoi ne pouvons-nous pas résoudre ce conflit par la voie pacifique ? On ne me fera jamais croire que c’est impossible ! Nous avons des politiciens très intelligents – qu’ils trouvent une solution ! Qu’ils mettent fin à tout ça ! Quand est-ce que l’Occident va nous entendre ? Quelqu’un, au moins ? Et voilà que sur le visage rude et têtu, les larmes se mettent à couler… » (Extrait de l’article de Daniïl Groslik « Frontière lointaine », paru dans la revue ukrainienne Reporter en juillet 2014).
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