Europe-Russie : les occasions manquées, par Joseph Savès
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Europe-Russie : les occasions manquées, par Joseph Savès
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Une fois n’est pas coutume, notre chroniqueur Joseph Savès sort de ses gonds. Comme quelques rares analystes et historiens, il s’inquiète de l’absurde tension entre l’Europe et la Russie et des risques de guerre qu’elle réveille…
Est-il possible, cent ans après Sarajevo, 25 après la chute du Mur, de rallumer les feux de la guerre ? C’est le jeu insensé auxquels se livrent les gouvernants européens en poussant leur voisin russe dans ses derniers retranchements.
Ignorants de l’Histoire, qu’espèrent-ils en s’immisçant dans le pré carré de Moscou ? Qu’espèrent-ils en proposant à la Géorgie en 2008 puis à l’Ukraine en 2014 un billet d’entrée dans l’OTAN, une alliance conçue pour un autre temps, quand il s’agissait de contenir l’URSS, une superpuissance qui n’existe plus depuis un quart de siècle ?
Bien malin qui se rappelle les causes de la tension actuelle entre l’Europe et la Russie… L’annexion unilatérale de la Crimée russophone ? Ce n’était que le dernier ou l’avant-dernier rebondissement d’une longue série de malentendus entre les Européens de l’Ouest et leurs cousins de l’Est.
Humiliations et promesses non tenues
Reportons-nous trente ans en arrière. Maître tout-puissant de l’URSS pendant deux décennies, Leonid Brejnev meurt impotent, à 75 ans, le 10 novembre1982, après un dernier bras de fer avec les États-Unis de Ronald Reagan. C’est la crise des euromissiles.
Lui succède Iouri Andropov, réformateur issu du KGB, la police politique, et donc bien plus conscient que Brejnev des réalités géopolitiques. Également vieux et malade, il meurt quinze mois plus tard, le 9 février 1984.
La vieille garde brejnévienne relève la tête mais ne trouve rien de mieux que de placer à la direction du Comité central du Parti communiste un autre malade, le conservateur Konstantin Tchernenko. Il meurt à son tour le 10 mars 1985, à 73 ans.
Comme ils n’ont plus de vieux malades encore disponibles, les conservateurs laissent la place à un dirigeant jeune (54 ans) et réformateur, Mikhaïl Gorbatchev. Jouant d’audace, il renverse la table, bouscule les vieux brejnéviens et entreprend de libéraliser le régime. Deux mots courent sur toutes les lèvres, de Vladivostok… à San Francisco : glasnost (« transparence ») et perestroika (« reconstruction »).
Les pays d’Europe centrale en profitent pour soulever le joug soviétique qui les oppresse depuis plus de quarante ans. Partout la guerre civile menace et l’on craint une intervention militaire soviétique comme à Berlin (1953), Budapest (1956), Prague (1968).
Gorbatchev, en bons termes avec les dirigeants occidentaux, conclut avec eux un pacte : « Je laisserai les choses se faire mais promettez-moi que jamais vous n’étendrez l’OTAN vers l’Europe centrale, à nos frontières, car cela serait ressenti comme une menace directe par le peuple russe ».
Promis, répondent en chœur les Occidentaux.
C’est ainsi que s’effondre l’« Empire du Mal », dans l’allégresse générale et sans presque une goutte de sang.
Premier malentendu, première trahison : les 15-17 juillet 1991, au G7 de Londres, Mikhaïl Gorbatchev mesure l’ingratitude des Occidentaux quand il sollicite l’aide économique qui lui sauverait la mise et surtout assurerait à son pays une transition en douceur. Les Britanniques et surtout les Américains font la sourde oreille.
À la différence des Européens qui bénéficient d’une longue expérience historique, les Américains n’ont pas encore compris que toute guerre doit se terminer par un compromis négocié. Ils entendent que celle-ci – la guerre froide – se termine sur l’anéantissement de l’URSS.
Deuxième trahison : le 12 mars 1999, la Pologne, la Hongrie et la République tchèque ratifient leur entrée dans l’OTAN, bientôt suivies par les États baltes, anciennement soviétiques, la Slovaquie, la Bulgarie et la Roumanie.
Cette intrusion dans l’« étranger proche » est amèrement ressentie par les Russes. Ils y voient une manifestation d’hostilité et de rejet à leur égard d’autant moins justifiée que le joyeux trublion installé à la tête de la Russie, Boris Eltsine, a « libéralisé » à outrance son économie suivant les conseils de ses nouveaux amis occidentaux.
Il a appliqué à la lettre les conseils des « Chicago boys », économistes de l’école ultralibérale de Milton Friedman. C’est ainsi que tous les actifs du pays (mines et usines) ont été bradés aux anciens cadres du Parti, transformés en oligarques à l’avidité sans limite.
Le naufrage économique de la Russie a des conséquences sur les indicateurs humains du pays. Déjà très mauvais à la fin de l’URSS, ils se dégradent encore au cours des années 1990 : espérance de vie, taux de suicide, mortalité infantile, indice de fécondité. À l’aube du XXIe siècle, on ne donne pas cher de la survie du pays, qui vieillit et se dépeuple.
Poutine et la volonté de revanche
Le 31 décembre 1999, Boris Eltsine, usé par l’alcool, cède la présidence de la République à un inconnu de 47 ans, Vladimir Poutine, officier du KGB devenu patron du FSB, l’organe qui lui a succédé. L’homme cache son jeu. C’est un patriote pur jus qui va se donner pour mission de redresser la Russie.
Démocratiquement élu – quoiqu’avec des méthodes brutales -, il devient immensément populaire pour des raisons objectives. L’économie russe se redresse, entraînée par la hausse de prix des énergies dont regorge le sous-sol russe (gaz et pétrole) ainsi que par le protectionnisme douanier destiné à protéger ce qui reste de l’industrie. Au passage, Poutine remet au pas les oligarques quand il ne les emprisonne pas (sous les clameurs indignées des démocrates de l’Ouest).
Les indicateurs humains de la Russie témoignent de ce redressement comme l’atteste l’anthropologue Emmanuel Todd. L’indice de fécondité, en particulier, remonte de 1,2 à 1,7 en quinze ans, éloignant le spectre de la disparition physique de la Russie. En matière de fécondité, la Russie fait bien mieux que l’Ukraine, la Pologne ou encore l’Allemagne.
En matière géopolitique, Poutine ne cache pas son ambition de restaurer l’influence russe dans son « étranger proche » et de redevenir un interlocuteur respecté de l’Occident. Mais ce dernier va multiplier les chausse-trappes.
La première concerne le Kossovo, province serbe à majorité albanaise. Le 10 juin 1999, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté à l’unanimité comme il se doit la résolution 1244 qui prévoit d’accorder à la province une très large autonomie au sein de la Yougoslavie ou de ce qui en reste (la Serbie).
La Russie, membre permanent du Conseil, a bien voulu lever son veto à la condition expresse qu’il ne soit pas question d’indépendance car elle ne veut pas déchoir face à la Serbie alliée et amie. Mais au vu et au su des milliers de fonctionnaires internationaux présents sur place, les Albanais s’émancipent et proclament unilatéralement l’indépendance du Kossovo le 17 février 2008.
Moscou encaisse difficilement cette troisième trahison. Au demeurant, les Occidentaux n’ont guère à se féliciter de leur exploit : l’État croupion du Kossovo est devenu un repaire mafieux arrivant même à corrompre les hauts fonctionnaires européens chargés de le contrôler !
En août 2008, quand les dirigeants libéraux de la Géorgie se prennent à rêver d’Europe et d’OTAN, Poutine se dit qu’on ne l’y prendra plus et il remet au pas ce petit pays dont on voit mal comment il pourrait se passer de la protection de la Russie, coincé au fin fond du Caucase, entre la Turquie et l’Azerbaïdjan.
Poutine serait-il naïf ? On a peine à le croire. Pourtant, il se fait rouler une nouvelle fois dans la tragédie libyenne.
Le 17 mars 2011, au Conseil de sécurité, il laisse passer une résolution qui autorise des frappes aériennes destinées à protéger les civils de Benghazi. Mais l’OTAN va outrepasser l’autorisation en engageant sa puissance de feu aérienne aux côtés des rebelles. C’est même un avion de l’OTAN qui va ôter la vie au dictateur Kadhafi.
Le résultat est calamiteux avec un État libyen livré aux bandes armées et le Sahel mis à feu et à sang par les anciens mercenaires de Kadhafi.
La fois suivante, quand il est question d’intervenir en Syrie contre le dictateur Assad, Poutine, instruit par la leçon libyenne, se rebiffe et use de son veto au Conseil de sécurité… Avec un résultat hélas tout aussi calamiteux : une guerre civile interminable et le chaos islamiste.
Tout à coup, l’Ukraine
Pendant ce temps, l’Union européenne, représentée par l’inconsistant Barroso et l’ineffable Lady Ashton, engage un dialogue avec l’Ukraine. L’Ukraine ? Un État très pauvre créé par Lénine, qui réunit des territoires cosaques et des territoires anciennement sous tutelle polonaise, lituanienne, austro-hongroise ou ottomane. Sa capitale, Kiev, est connue comme la « mère des villes russes ».
Une politique judicieuse eut consisté pour les Européens à organiser un rapprochement entre l’Union et la sphère russe, Ukraine et Biélorussie comprises, en vue de mutualiser les capacités financières, industrielles et énergétiques des uns et des autres.
Mais de cela, il n’est pas question du fait de l’opposition de principe des Polonais, Baltes et Suédois qui ont un contentieux historique de quelques siècles avec Moscou, sans parler des Allemands qui se souviennent en leur for intérieur de Tannenberg et Stalingrad. Comme si les ressentiments devaient tenir lieu de politique !…
Oublieux du précédent géorgien, les Européens préfèrent détacher l’Ukraine de sa sœur siamoise, la Russie. Ils envisagent même son entrée dans l’OTAN, soit une provocation du même ordre que celle de Khrouchtchev installant à Cuba des missiles dirigés vers la Floride voisine…
Et durant l’hiver 2013, le gouvernement ukrainien issu de l’insurrection de Maidan n’a rien de plus pressé que d’enlever à la langue russe, parlée par plus du quart de la population, son statut de langue officielle… C’est un peu comme si un gouvernement flamingand ultranationaliste accédait au pouvoir en Belgique et s’en prenait aux Wallons et aux Bruxellois, conduisant ceux-ci à appeler la France à l’aide ou demander à lui être rattachée.
Poutine réagit avec la même fermeté que Kennedy en 1962. Il tente d’abord de retenir l’Ukraine puis, faute d’y arriver, engage l’épreuve de force en Crimée et dans le Donbass ; l’Europe surenchérit avec des sanctions économiques contre la Russie, laquelle est menacée de s’effondrer.
Le grand jeu des alliances
Ultime rebondissement (2 décembre 2014) : Poutine se rapproche du président turc Erdogan, bien que la Turquie fasse partie officiellement de l’OTAN et soit, pour la galerie, candidate à l’Union européenne.
Une nouvelle manche s’engage et rien ne dit que l’Europe la gagnera. Dans le grand jeu des alliances, en effet, elle pourrait se retrouver isolée et plus bas que terre.
La chute de Poutine et le retour de la Russie à l’ère Eltsine, autrement dit au néant, signifieraient la mainmise totale des États-Unis sur l’Europe. Protectorat militaire, traité de libre-échange… nous ne serions plus en état de leur refuser quoi que ce soit.
Les pays du « Sud » ne veulent à aucun prix de ce retour à l’hégémonie américaine. Pas plus les Turcs que les Chinois, les Iraniens, les Brésiliens, les Indiens ou les Arabes. C’est pourquoi tous font les yeux doux à la Russie et refusent d’appliquer de quelconques sanctions à son égard.
Enfin, ne l’oublions pas. Jamais la Russie ne s’est révélée aussi forte que lorsqu’elle a été acculée, que ce soit par Napoléon ou par Hitler. Qui parierait que les généraux de l’OTAN feront mieux que ces deux-là ?
Dire que tout est venu du flirt inapproprié entre un certain Barroso et un président ukrainien dont nous avons déjà oublié le nom… Et la France dans cette affaire ? Elle suit et perd de juteux marchés avec la Russie.
Pourquoi tant de haine ?
Les médias gentiment endoctrinés diffusent dans l’opinion publique l’image d’une Russie archaïque, forcément archaïque, dirigée par un tyran sanguinaire. Ils déplacent le débat sur le terrain compassionnel : un président déterminé et autoritaire, un chef de guerre qui fait usage des armes, cela se peut-il ?… Il est drôle au passage de voir les Australiens (!) et leur fantasque Premier ministre faire la leçon à Poutine sans rien connaître des enjeux européens !
Est-ce donc à dessein que l’Occident humilie la Russie ou par inconscience ?
La question est ouverte. Le secteur militaro-industriel lié à l’OTAN peut trouver avantage à relancer une nouvelle « guerre froide » pour sécuriser ses effectifs et ses commandes. Piètre calcul évidemment contraire à l’intérêt général.
Plus subtilement, Washington souhaite peut-être éviter que l’Europe fasse corps « de l’Atlantique à l’Oural », selon la formule du général de Gaulle -, car elle pourrait alors devenir un concurrent sérieux des États-Unis.
Dans le champ de l’inconscient, les hypothèses sont diverses et s’additionnent. Ainsi, l’Allemagne, qui domine plus que jamais l’Europe, puise dans les réserves humaines de l’Est de quoi compenser son déficit de naissances. Elle a pu prendre le risque de défier la Russie simplement pour faire main basse sur les ressources de l’Ukraine en main-d’œuvre bon marché et immigrants potentiels. Plus sûrement, la Pologne mais aussi la Suède, rêvent de faire la peau à l’ours russe avec le concours de l’OTAN.
Il est piquant de voir les Polonais exiger des Français qu’ils renoncent à livrer aux Russes les navires de guerre Mistral alors qu’eux-mêmes ont choisi peu avant d’équiper leur aviation d’appareils américains plutôt qu’européens et français. Solidarité (« Solidarnosc » en polonais) a changé de sens… tout comme l’expression Union européenne, assimilable désormais à une machine de guerre.
Joseph Savès
Source : Herodote.net, 12/2014
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