Russophobie
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Russophobie
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RUSSOPHOBIE
RUSSOPHOBIE
Si l'on en croit le Marquis George Nathaniel Curzon (1859-1925), ancien vice-roi des
Indes et ministre britannique des Affaires étrangères : "N'importe quel Anglais
arrive en Russie en russophobe et repart en russophile". Une telle remarque ne
manque pas de surprendre venant d'un représentant du pays d'Europe dont les
médias sont sans doute les plus russophobes du moment en ce début de vingt et
unième siècle.
Curzon voulait sans doute, comme beaucoup d'autres après lui, dire que l'antipathie
à l'égard des Russes se fonde sur la méconnaissance. Cette méconnaissance laisse
naître des mythes, tantôt engendrés par les circonstances, tantôt créés savamment
par des spécialistes. La disparition de l'URSS n'a rien changé à la russophobie. La
"nouvelle pensée", dont rêvait Mikhaïl Gorbatchev, ne s'est toujours pas imposée
dans le monde.
On remarquera que cette russophobie a connu une pause dans les années 90,
précisément quand la Russie apparaissait terriblement affaiblie aux yeux du monde.
C'est que dans russophobie, il y a "phobie". Ce suffixe vient du mot grec "φόβος /
phobos" qui désigne la peur. Ainsi, par exemple, la claustrophobie est la peur
irrationnelle des espaces confinés, de l'enfermement, l'agoraphobie est une peur
persistante et intense de se trouver dans une situation sociale où la personne
s'expose à l'observation des autres, l'arachnophobie est le nom donné à la peur des
araignées et l'aquaphobie est une peur anormale et incessante de l'eau.
La russophobie serait donc une "peur persistante et intense" ou une "peur anormale
et incessante" des Russes et de la Russie ? Mais d'où peut venir cette peur ?
La peur de l'autre nait ou, au moins, se nourrit, nous le disions, de la
méconnaissance. Même parmi ceux qui font profession d'étudier la Russie, cette
méconnaissance existe. Elle est très souvent à base culturelle. Leurs analyses sont
marquées par un préjugé, par un reflexe de méfiance. A les entendre, la Russie
devrait en toutes choses faire, à priori, la preuve de sa bonne foi. Obligation dont ils
dispensent le plus souvent les pays d'Europe ou les Etats Unis.
La première raison qui vient à l'esprit est que la Russie est toujours vue comme
l'URSS, c'est à dire l'ennemi idéologique. En plus de dix sept ans, on n'a pas encore
désappris les vieux réflexes, l'ancienne propagande. Comme le fait remarquer "Le
monde Diplomatique" dans sa livraison d'avril 2008 " La kremlinologie n’a pas quitté
les ornières qu’avait décrites l’historien Moshe Lewin : « Se focaliser sur les
dirigeants (aujourd’hui : l’élite) et n’étudier l’URSS (aujourd'hui la Russie) que du
point de vue de son statut d’Etat “non démocratique”, avec un recensement sans fin
de tous les traits qui dénotent cette absence de démocratie, au lieu de chercher à
comprendre sa réalité. »1".
Nous avons tous un certain niveau de tolérance à l'inconnu et à l'inexpliqué. Ce
niveau varie suivant les individus, mais il existe chez chacun. Lorsque ce niveau est
dépassé l'individu se sent déstabilisé, mis en cause. C'est alors que se met en route
1 Moshe Lewin, Le Siècle soviétique, Fayard
un processus psychologique inconscient qui vise à se protéger. Dans le cas de la
Russie, et nous parlons là de la nouvelle Russie, le processus le plus simple est de
revenir à ce que l'on connait, ou croit connaitre, c'est à dire l'URSS. Si l'on ne
remplace pas ce réflexe inconscient par une démarche consciente, il est difficile de
sortir de la russophobie. Pour rendre ce processus possible il faut "désapprendre",
c'est à dire remplacer les connexions existantes entre l'observation et les
explications toutes faites, par de nouvelles connexions entre ces mêmes
observations et de nouvelles explications. Il faut se créer une nouvelle grille de
lecture pour remplacer l'ancienne.
Les "spécialistes européens de la Russie" ont presque tous été formés à l'époque de
l'Union Soviétique. Ils n'ont pas, comme les Russes, traversé cette période
d'effondrement économique et politique des années 90 qui a remis en cause toutes
les certitudes. Ils ne peuvent donc que très difficilement se mettre au "diapason" de
cette nouvelle Russie.
Ainsi, fin 2007, alors que la Russie se préparait à élire un successeur à Vladimir
Poutine, de nombreux livres sont sortis en France à cette occasion. Le quotidien
"Libération" expliquait alors que le titre de la célèbre chanson des Beatles "Back in
the USSR" aurait pu servir d'exergue à la plupart d'entre eux. La France n'est
évidemment pas, et de loin, le seul pays à avoir gardé l'URSS comme référence
quand il s'agit de la Russie. Il en va de même pour tous le pays d'Europe et pour les
Etats Unis.
La position des Etats Unis dans ce domaine est particulièrement importante. Après
la disparition de l'URSS, les Américains ont continué à appliquer la doctrine des
présidents Truman et Eisenhower. Ils ont occupé les espaces ainsi "libérés" et ont
encouragé la politique anti-Russe de leurs nouveaux alliés, les pays du pacte de
Varsovie et les anciennes républiques soviétiques. Ce faisant, ils affichaient leur
mépris pour la Russie et ses intérêts. Dans le même temps, et du fait de la tendance,
en Europe au moins, à l'alignement sur les USA, toute prise de position favorable à
la Russie était considérée comme une prise de position contre les Etats Unis, et donc
frappée d'anathème. On ressent cette position chez beaucoup d'universitaires
français spécialistes de la Russie. Etant donné leur âge, ils ont été formés à l'époque
de l'affrontement URSS-USA. Ils continuent à réagir instinctivement en fonction de
cette opposition. Ceci pourrait changer si à la faveur de la crise actuelle les pays
européens commençaient à s'éloigner de la ligne américaniste.
Plus récemment encore, fin 2008, un auteur français qui a commis un livre sur les
dessous du pouvoir en Russie écrivait : "L'Etat poutinien craint la progression
démocratique à ses frontières. Il faut mobiliser les esprits et les couper du rêve
européen, les empêcher d'imaginer une alternative au système en place." On
croirait se trouver encore à une époque où les citoyens soviétiques ne pouvaient
quitter le pays. Aujourd'hui des millions de Russes voyagent à l'étranger tous les
ans, ils ont des contacts avec des membres de leur famille en Europe et aux Etats
Unis. Comment les couper du "rêve européen" ? Et puis, mais c'est là un autre sujet,
le "rêve européen" en est-il un, vraiment ?
Des prises de position comme celle-là laissent transparaitre, outre une
méconnaissance de la réalité culturelle russe, cet ethnocentrisme qui est lui aussi un
élément constituant de la russophobie.
Mais le chemin à parcourir reste long car les solutions au problème sont
recherchées dans le cadre d'organisations internationales qui ont été créées à
l'époque de l'affrontement URSS-Etats Unis et elles portent la marque de ces
affrontements. Quand elles n'ont pas été dirigées directement contre l'URSS.
Pourtant du chemin a été parcouru, au moins par la Russie. Mais comme le note
Jacques Sapir, directeur d’études à l’EHESS, à force de traquer le «néosoviétisme»,
d’aucuns sous-estiment le chemin parcouru.
La deuxième origine possible de la russophobie est le regard que les pays de l'Ouest
ont jeté sur la Russie après 1991. L'affrontement Est-Ouest a été vécu, des deux
côtés comme un affrontement idéologique. Chacun des protagonistes était le
porteur d'une vérité qu'il pensait infaillible et à laquelle il s'identifiait. Du côté
américain, la défaite du communisme a été la défaite de l'URSS et, par extension, de
son héritière, la Russie. Les Américains se sont donc vus dans le rôle du vainqueur.
Mais du côté Russe, il y avait longtemps que l'on ne s'identifiait plus à une idéologie
rejetée par la majorité de la population2. Lorsque le régime est tombé, lorsque
l'URSS a disparu, l'ensemble des Russes se sont senti les vainqueurs, ils étaient
convaincus que c'est eux qui avaient renversé le communisme. Ils l'avaient d'ailleurs
fait sans aide extérieure.
D'un côté, l'Ouest considérait la Russie comme un pays vaincu, de l'autre, les Russes
se voyaient en vainqueurs du communisme. Le regard porté sur la Russie était le
même que celui que les alliés portaient sur l'Allemagne et le Japon après 1945. Il
incombe aux vaincus de se montrer modestes et repentants, obéissants et
respectueux. L'effondrement de l'économie russe dans les années 90 a empêché les
Russes de se comporter comme ces vainqueurs qu'ils pensaient être. L'Ouest à vu
dans le comportement russe une acceptation de leur situation de vaincus. Ca a été
l'époque de la grande tolérance vis à vis de la Russie.
Le redressement opéré sous la présidence de Vladimir Poutine à fait découvrir à
l'Ouest une nouvelle Russie qui avait oublié tout ce qu'elle devait à ses "libérateurs".
La condescendance s'est alors muée en une agressivité teintée d'une incroyable
incompréhension de la situation. On a feint de considérer cela comme une situation
nouvelle alors que ce n'est que la continuation d'un processus engagé en 1991. Dans
ces conditions, toute tentative russe de retrouver une place digne de son
importance est considérée comme une tentative d'agression.
Une troisième explication possible est un désir, conscient ou non, de revanche pour
la peur éprouvée dans le passé. Lorsqu'ils regardent la Russie de 2000, les pays de
l'Otan se demandent comment ils ont pu craindre ce pays qu'ils ont considéré
comme quantité négligeable ces dix sept dernières années. Ainsi remontent les
stéréotypes attachés à l'époque de l'URSS. On parle rarement de Vladimir Poutine,
dans les médias européens sans faire mention de son passé de colonel du KGB ou de
directeur du FSB. Il ne viendrait à l'esprit de personne de présenter
systématiquement Georges Bush senior comme l'ancien patron de la CIA qu'il a
pourtant été en 1974/75.
2
c'est d'ailleurs à cause de ce rejet que Mikhaïl Gorbatchev qui
n'envisageait que des réformes a été débordé par la population et a
ainsi provoqué involontairement la fin du communisme russe.
La Russie est également diabolisée car son désir d'occuper la place qui lui revient sur
l'échiquier international ne va pas manquer de donner des idées à d'autres
nouvelles puissances économiques comme la Chine, l'Inde ou le Brésil. La Russie
met ouvertement en cause le principe d'unipolarité qui a gouverné le monde depuis
la chute de l'URSS. En fait elle revendique sa place en proposant à d'autres pays de
prendre la leur. Cette nouvelle situation déplait évidemment aux Etats Unis, mais
aussi à leurs alliés. Paradoxalement elle semble également déplaire à certains de
leurs opposants. C'est sans doute que même la position d'opposant sera mise en
cause dans l'hypothèse d'une recombinaison des forces qui déboucherait sur le
monde multipolaire que la Russie appelle de ses voeux.
On ne peut enfin négliger d'autres explications à la russophobie des médias
occidentaux comme le conformisme et les effets de mode. Nous n'adhérons à
aucune "théorie du complot". Simplement nous pensons que beaucoup imaginent
que pour vendre du papier il est plus sûr de rester dans la ligne communément
acceptée. Il faut dire que cette ligne comporte son comptant d'émotions et de
peurs. Même des auteurs russes jouent sur ce registre pour s'assurer d'être
entendus ou pour augmenter le tirage de leurs livres. Ainsi Vladimir Fédorovski
signe-t-il "Le Fantôme de Staline" sur la couverture duquel figurent les portraits de
Vladimir Poutine et de Joseph Staline. Poutant, Fédorovski, journaliste russe, ne
peut sérieusement penser que Poutine ressemble tellement à Staline qu'il y ait lieu
d'associer leurs deux portraits sur la couverture d'un livre. Mais cette association
est, comment dire, "dans l'air du temps".
On ne peut parler de russophobie sans mentionner la position des médias anglais
dans de domaine. De vénérables représentants de l'establishment médiatique
d'outre Manche comme le "Daily Telegraph", le "Times" ou "The Economist", se sont
érigés en porte-drapeau de la russophobie militante.
Dans un article du Daily Telegraph daté du 2 novembre, Edward Lucas écrit en
introduction : "Britain's decision to allow France to lead the European Union back
into normal relations with Vladimir Putin's ex-KGB regime in Russia is one of the
most startling volte-faces in our country's recent diplomatic history. It has left our
allies in Eastern Europe – Poland, the Czech Republic, Estonia, Latvia and Lithuania –
aghast at our duplicity. “Our last European hope just …ed us. We should have
known. For we are but a small faraway country about which they know nothing,” a
senior official in the region wrote in a despairing email after The Daily Telegraph
broke the news on Friday. »
Tout y est, le rapprochement Poutine-KGB, la trahison de la ligne diplomatique de la
Grande Bretagne et le lâche abandon de pauvre petits pays dans les griffes de l'ours
russe. On passe sans transition de la "noble" indignation géopolitique à
l'appitoiement larmoyant.
Il semble y avoir dans la position de l'opinion anglaise et d'une grande partie de sa
classe politique une composante affective qui n'existerait pas dans le cas des autres
pays d'Europe. L'agressivité est trop présente, y aurait-il du dépit ? Mais qui dit
dépit dit espérances trompées ou au moins déçues. Quelles espérances ? Le dépit
n'est peut-être pas né uniquement de la relation Angleterre-Russie, mais d'une
autre relation. La renaissance de la Russie s'est faite dans la remise en cause de
l'hégémonie américaine. Or la Grande Bretagne se considère depuis longtemps
comme le meilleur allié des USA. Allié "intéressé", évidemment, mais le meilleur
allié tout de même. Un diplomate anglais ne disait-il pas en 1944 : “Notre but ne
doit pas être de chercher à équilibrer notre puissance contre celle des États-Unis,
mais d’utiliser la puissance américaine pour des objectifs que nous considérons
comme bénéfiques.” Voir la puissance américaine remise en cause n'obligerait-il pas
les Anglais à réaliser à quel point ils sont parvenus à se tromper eux-mêmes à
propos des Etats Unis.
Mais les opinions sont en train d'évoluer. D'après un sondage commandé
régulièrement par BBC World Service depuis 2005 et effectué dans 32 pays, en
2008, les opinions positives sur la Russie sont passées de 29% à 37% alors que les
opinions négatives passaient de 40% à 33%. Gageons qu'il faut y voir les résultats
d'une meilleure connaissance réciproque.
Il y a, devant l'inconnu ou l'inexpliqué deux réactions possibles. La première, la plus
primitive est le rejet pur et simple. La deuxième est l'acceptation temporaire qui
consiste à accepter le phénomène tel qu'on le voit, sans chercher d'abord à
l'expliquer, le juger, en un mot le faire entrer dans une des cases dont notre esprit
est encombré. On pourra ensuite tenter d'analyser ses propres observations. Mais
une bonne analyse implique une compréhension minimum de la culture de l'autre.
Car notre propre culture constitue un filtre a travers lequel nous sélectionnons
inconsciemment nos observation et une base sur laquelle nous construisons nos
explications. Nos capacités d'explication sont limitées par nos structures de savoir
qui elles-mêmes sont de nature culturelle.
Quoiqu'il en soit, la situation est en train d'évoluer, même s'il reste encore du
chemin à parcourir vers la compréhension réciproque. Du côté de l'Europe, les pays
fondateurs doivent apprendre à gérer les réactions de leurs nouveaux alliés. La
construction européenne a changé de sens avec leur adhésion. Les pères fondateurs
de l'Europe voulaient réunir d'anciens ennemis pour mettre fin aux guerres. Le club
a accueilli de nouveaux membres qui sont entrés avec leurs craintes et leur
animosité envers un voisin hors de l'Union. Les mauvais souvenirs ont besoin de
temps pour faire place à la raison.
Nous laisserons le dernier mot à Piotr Romanov, journaliste à RIA Novosti qui
écrivait en avril 2006 dans un article consacré à la russophobie : "Pour lutter
efficacement contre la russophobie, il nous faut une Russie saine et forte, une
Russie où la vie soit meilleure. Pour être respecté, il faut se respecter soi-même,
respecter ce qu'on crée de ses propres mains, disaient les anciens."
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